Tract de la section dracénoise du comité des ménagères intitulé : "Debout contre la famine", août 1943 (ADV 1W80)
Pour aller plus loin :
Article de Danielle Tartakowski "Les manifestations de ménagères organisées par le parti communiste français" (Actes du colloque "Femmes résistantes organisé le 27 mai 2014 au Sénat) :
Un cas particulier : les manifestations de ménagères organisées par le Parti communiste français (Danielle Tartakowsky)
Danielle Tartakowsky, professeure d'histoire contemporaine, présidente de l'Université Paris VIII-Vincennes-Saint-Denis
À partir de 1940 et durant plus de cinq ans, la France subit le rationnement et la faim qui frappent certains plus que d'autres, du fait de défaillances de l'organisation du ravitaillement général, de deux hivers particulièrement rigoureux et plus encore bien sûr, de l'occupant dont les prélèvements privent la France d'une grande partie de ses ressources.
La réaction vient des femmes, de femmes confrontées aux étals vides, à la pénurie. De novembre 1940 à l'été 1944, elles participent à plusieurs centaines de manifestations de rue dans la France entière, qui touchent toutes les zones de pénurie alimentaire : bassin minier du Nord, région parisienne, axe rhodanien, littoral méditerranéen.
Ces femmes, souvent accompagnées de leurs jeunes enfants, sont parfois quelques dizaines, plus souvent quelques centaines, exceptionnellement plus d'un millier. Elles se portent depuis les marchés vides vers les préfectures, les sous-préfectures et les mairies, et réclament aux autorités de quoi se nourrir. Durant l'hiver 1940-1941, elles obtiennent souvent satisfaction.
Ces manifestations s'inscrivent, jusqu'en 1942 du moins, dans le rythme saisonnier des récoltes. Le rôle de la rumeur dans leur diffusion, leur atomisation, le rapport d'immédiateté spatio-temporelle avec les causes et les objectifs (les étals sont vides, on a faim) sont autant de facteurs qui amènent à voir en elles des mouvements teintés de ces archaïsmes caractéristiques de la culture politique de Vichy, et qui peuvent les apparenter aux émeutes de subsistance d'Ancien Régime.
Certaines de ces manifestations sont indéniablement spontanées, en zone sud en premier lieu. Du moins, leur rythme, leur implantation, leur nombre ne sauraient-ils se comprendre sans prise en compte des effets croisés de la conjoncture alimentaire et de la stratégie du Parti communiste, qui va intégrer ces mouvements sociaux, ces mouvements de protestation sociale fondés sur les revendications les plus élémentaires - la faim - dans sa stratégie politique, dans sa stratégie de résistance. Ces manifestations sont évoquées pour la première fois par L'Humanité clandestine dès la mi-novembre 1940 : c'est la première fois qu'on a une attestation de ces mouvements de ménagères (un terme totalement disparu des usages de l'entre-deux-guerres, sauf rarissimes exceptions). Ces manifestations dites de ménagères représentent de novembre 1940 à mai 1942 plus de la moitié des manifestations de rues qui se sont déployées sur un objectif ou sur un autre dans la France entière, malgré les interdictions.
Durant l'hiver 1940-1941, une première vague frappe principalement, mais non exclusivement, la zone occupée, où les risques sont pourtant majeurs. La plupart de ces manifestations se déroulent dans d'anciennes municipalités communistes, dans le département de la Seine et le bassin du Nord en premier lieu. Elles deviennent exceptionnelles durant l'été 1941, puis reprennent avec force à la fin de l'année sous l'effet d'une pénurie accrue.
Au début de 1942, elles se déploient principalement en zone sud du fait de l'aggravation des restrictions et de l'afflux des réfugiés en zone occupée. À partir de cette date, le phénomène cesse de se limiter aux fiefs militants d'avant-guerre pour s'étendre à au moins vingt-quatre départements français.
Le Parti communiste ne revendique pas explicitement la paternité de ces mouvements, mais il sait se saisir d'un mécontentement surgi sur le terrain de la consommation - qui ne relevait pas de son champ d'action coutumier dans l'entre-deux-guerres - pour l'organiser, ou du moins l'amplifier. Contrairement au titre de cet exposé, je dirai qu'il interagit plutôt qu'il organise ce mouvement. Il mobilise d'abord sur le seul terrain revendicatif, conformément à l'analyse de la guerre anti-impérialiste qui est la sienne jusqu'au début 1941, puis conserve ce mode d'action au nombre de ses formes de résistance après le tournant de 1941 en devant (je cite un préfet) « à l'effective ampleur du problème posé de trouver là un terrain d'action ».
Un terrain d'action où le mécontentement social se conjugue avec l'action de comités de base animés par quelques femmes, futures cadres de l'Union des Femmes françaises, qui les impulsent et qui demeurent légales. Ces manifestations attestent d'une précoce résistance civile et populaire qui contribue, dès l'hiver 1941-1942, à saper le consensus social souhaité par Vichy. Le gouvernement s'en inquiète et réagit en juillet 1942 en faisant adopter des mesures visant à priver ces manifestations de toute publicité. Il demande aux préfets d'avertir les maires qu'il n'y aura jamais de distributions spéciales après une manifestation de ce type, pour éviter que les manifestations, dont j'ai dit qu'elles avaient été suivies d'effets positifs durant l'hiver 19440-1941, ne fassent tache d'huile. Cependant, dans certaines villes plus que d'autres, la répression se durcit : c'est le cas dans le Doubs et à Marseille, où se produisent des internements administratifs de femmes ou des arrestations à la suite de ces manifestations de ménagères.
La progression de la Résistance, son affirmation stratégique et le développement de la lutte armée contribuent à modifier la place et le rôle de ces manifestations qui, toutefois, ne disparaissent pas. Elles deviennent inférieures en nombre aux manifestations dites patriotiques qui vont en se multipliant. Elles s'émancipent du temps saisonnier des troubles de subsistance pour désormais s'intégrer au rythme global de la lutte contre Vichy et l'occupant.
Les manifestantes, puisqu'il ne s'agit que de femmes, souvent accompagnées de leurs enfants, cessent du reste de tenir les autorités pour des interlocuteurs et intègrent parfois à leur mouvement des revendications d'autre sorte, dont le rejet du Service du travail obligatoire. La place qu'y jouent les comités de femmes, parfois soutenus par des Francs-tireurs et partisans - c'est le cas rue Daguerre à Paris - devient pour elles beaucoup plus ouverte. Certaines de ces manifestations vont s'inscrire explicitement dans la préparation de la grève du 14 juillet 1944 et de la grève insurrectionnelle, en s'affirmant comme des composantes à part entière de la Résistance organisée.
« Actions genrées », dit-on aujourd'hui parfois avec une certaine condescendance. Certes, il s'agit bien d'un mode d'action genrée au sens où il épouse la partition convenue des rôles sociaux, mais cette partition, par-delà la place des femmes, est alors assumée comme un atout par le PCF. En effet, dans ce secteur comme dans d'autres, ce parti joue sur des pratiques sociales préexistantes de toutes natures, pour pouvoir ancrer dans le terrain social et populaire sa résistance de masse. Dès lors, les femmes se voient délibérément assigner une place à la mesure de leur rôle majeur dans le tissu social.
D'aucuns diront que cette attitude des femmes fut une attitude d'opposition plus que de résistance. C'est oublier que ces manifestations dangereuses - il y eut des femmes arrêtées - contribuent dès la fin 1941 à mettre sur la place publique l'existence d'un mécontentement et à attester de formes de résistance, avant de s'inscrire dans des orientations politiques et stratégiques nationalement définies. Ces manifestations de femmes ordinaires ont sans doute été un moyen pour elles d'entrer en résistance, sinon dans la Résistance, et même - sans doute une étude serait-elle nécessaire sur ce point - d'entrer, selon les formes qui étaient les leurs, en politique.
https://www.senat.fr/rap/r13-757/r13-7574.html